30 mai 2015 – Comprendre le « succès » et « l’échec », lire les processus : l’apport de la sociologie de la traduction

(extrait de « un projet de développement qui n’aurait jamais dû réussir ? », Anthropologie & développement n°42, 2015).

«  A la naissance, les projets sont tous morts-nés.
Il faut leur ajouter de l’existence continûment, pour qu’ils prennent corps,
pour qu’ils imposent leur cohérence grandissante à ceux qui les discutaient
ou qui s’y opposent » (
Latour, 1992 : 71-72)

Nombreuses sont les publications retraçant l’échec de projets de développement. Stéréotypes sur les acteurs locaux (Olivier de Sardan, 1995), méconnaissance des réalités sur lesquelles on prétend agir (Hobart, 1993), analyses biaisées en fonction de ses objectifs ou pour « trouver des problèmes aux solutions » (Naudet, 1999) qu’on propose, culture technicienne des agents de développement, volonté d’imposer des modèles pré-définis (Caratini, 2005), instrumentalisation de l’aide dans des logiques politiques ou d’enrichissement personnel (Lavigne Delville et Abdelkader, 2010) : de multiples causes sont mises en avant pour expliquer les échecs récurrents des projets de développement. Entre économie politique des pays receveurs, enjeux géopolitiques de l’aide, ignorance et erreurs de conception, la messe semble dite : les projets de développement ne peuvent qu’échouer.

Il est hors de question de nier l’existence de ces facteurs, ni leur importance dans la réalité des projets de développement. Mais on ne peut en rester là : le terme « échec » est rarement défini ; il y a plus souvent une gamme de gris que du tout blanc ou tout noir. On peut réussir par rapport à certains objectifs (explicites ou cachés) et échouer sur d’autres, comme pour ce projet de développement de l’élevage, qui était un échec complet du point de vue technico-économique, mais qui a permis à l’Etat d’accroître sa présence sur le territoire (Ferguson, 1990). Certains projets sont « programmed to fail » (Kumar et Corbridge, 2002) au sens où les objectifs qu’on leur assigne sont irréalistes et ne peuvent être atteints. Des dynamiques remarquables émergent parfois sur les ruines d’un projet, comme l’embocagement à Anjouan (Comores), en partie stimulé par l’échec d’un projet d’intensification de l’élevage et de sédentarisation du bétail (Pillot et Sibelet, 1995).

De plus, mettre l’accent sur l’environnement global socio-économique et politico-institutionnel de l’intervention (toujours complexe et peu favorable) et sur les conditions initiales (toujours fondées sur une méconnaissance des réalités) tend à faire apparaître l’échec comme donné d’avance, et occulte le processus même de mise en œuvre, les jeux d’acteurs qui s’y jouent, les difficultés rencontrées et la façon dont elles ont ou non été surmontées[1]. Or les recherches sur le management de projets sont clairs : « l’incertitude […] accompagne inévitablement une démarche consistant à structurer une réalité à venir » (Garel, 2003 : 5), « all projects are problem-ridden. The only valid distinction appears to be between those that are more or less successful in overcoming their troubles and those that are not » (Hirschman, 1967: 3)[2]; « un projet technique [et cela vaut aussi pour un projet de développement] n’est pas réaliste ou irréaliste, il se réalise ou se déréalise progressivement » (au sens où il avance du virtuel – le projet sur le papier – vers le réel, la concrétisation sur le terrain lorsqu’il se déroule comme prévu, ou au contraire peut revenir en arrière, vers l’idée, le papier, s’il ne réussit pas à s’ancrer dans sa réalité.

Développée par Callon et Latour à partir de leurs analyses du travail de laboratoire, et étendue ensuite à des innovations techniques comme la reproduction des coquilles St Jacques (Callon, 1986) ou le métro automatique (Latour, 1992), la sociologie de la traduction donne des clés précieuses pour analyser les projets de développement comme tentatives de construction de réseaux socio-techniques (Mosse, 2005; Le Meur, 2011).

Prenons le cas du projet de réhabilitation des polders de Prey Nup au Cambodge, financé par l’AFD et mis en œuvre par le Gret entre 1998 et 2009, qui visait à réhabiliter 10 000 ha de polders et à mettre en place une association locale capable de gérer l’infrastructure[3]. C’était au départ un pari sur de nombreux plans : conçu au début des années 1990, peu après le retour des institutions d’aide, ce projet n’avait pas fait l’objet d’études techniques préalables car la zone restait minée ; il n’y avait pas de référence en termes de gestion paysanne d’infrastructures hydrauliques ; de nombreux observateurs pensaient que les Cambodgiens, marqués par le régime khmer rouge et les dix ans d’occupation vietnamienne qui ont suivi, étaient vaccinés contre toute démarche collective ; l’appui de l’Etat à un transfert de responsabilité à des organisations locale n’était pas assuré ; le projet avait été initialement défini sur deux ans, durée incohérente avec les ambitions. Les travaux ont de plus fait face à de gros problèmes de portage des argiles molles. Bref, ce projet avait apparemment tout pour échouer. Onze ans après, c’est une rare réussite. Qu’est-ce qui permet de l’expliquer ?

Reprenant le fil de l’histoire, on peut identifier des facteurs qui étaient finalement favorables : un polder a un impact direct sur la production et une réhabilitation réussie permet de remettre en culture des surfaces auparavant stérilisées par le sel ; les paysans avaient connu des polders fonctionnels ; la distribution foncière était relativement égalitaire ; ce projet était pour l’AFD un de ses premiers projets au Cambodge et il y avait une obligation de réussite. Mais on lit aussi comment le projet (coupler réhabilitation physique des polders et construction associative, et contribuer à travers cet exemple à alimenter la politique cambodgienne d’irrigation en cours de réflexion) a eu un soutien sans faille du binôme bailleur/opérateur, comment l’équipe de terrain a su réaménager le projet pour mettre l’émergence de l’organisation paysanne comme enjeu central, pour trouver des solutions aux problèmes techniques, pour animer une réflexion paysanne sur les règles du jeu, pour négocier les compromis politiques nécessaires, pour sortir progressivement du jeu pour permettre à l’organisation locale de s’affirmer.

Comme l’a montré Ostrom (1994 ; 2009), la gestion durable de système irrigué suppose des institutions, un ensemble de règles permettant de gérer les contraintes d’action collective et la tension entre intérêt individuel et collectif, entre court terme et long terme. Des institutions viables ne se définissent pas a priori, elles émergent d’un processus de « façonnage », par essai-erreur. Les règles opérationnelles (la façon de répartir l’eau, l’ouverture et la fermeture des vannes) ne peuvent pas relever d’une seule rationalité technique, elles ne prennent sens et ne peuvent être socialement légitime que si elles découlent de « règles de choix collectif », de principes partagés de gestion de la ressource, et si elles représentent des compromis acceptables entre légitimité socio-politique et efficacité technico-économique.

Aujourd’hui, les polders de Prey Nup sont un ensemble d’infrastructures, de choses, d’acteurs et de dispositifs de gestion (des digues, des vannes, des semences de riz, des carnets de collecte de redevances, des contrats, mais aussi des aguadiers chargés d’ouvrir ou de fermer les vannes, des tâcherons et des entreprises pour entretenir les digues, un trésorier de la CUP pour établir les budgets et gérer les redevances, des paysans élus, un gouverneur provincial dont le soutien politique est indispensable, des cadres du Ministère de l’eau, un fonds de maintenance, etc.). C’est l’ensemble relativement stabilisé des interrelations entre tous ces éléments, eux-mêmes articulés à leur environnement physique, social et institutionnel, qui constitue le réseau socio-technique des polders de Prey Nup, fonde la fonctionnalité des infrastructures hydrauliques et rend possible leur impact économique.

Un tel ensemble n’est pas la simple application du double concept de départ : le polder comme espace artificialisé, protégé des intrusions d’eau de mer ; la co-gestion des infrastructures hydrauliques par des associations d’usagers. C’est le fruit d’un processus contingent et en partie aléatoire de construction d’un réseau socio-technique fondé certes sur ces concepts, mais ancré dans un environnement donné, tant sur le plan du milieu physique que sur les plans socio-économique et politico-institutionnel. Un réseau socio-technique qui s’est construit à travers la mobilisation et l’implication progressive d’un ensemble d’acteurs et d’objets techniques, et l’apprentissage commun d’une façon d’organiser leurs interrelations à partir des intérêts des acteurs[4]. Un réseau qui s’est construit aussi dans la capacité à dépasser des problèmes techniques : la faible portance des argiles molles des polders a rendu problématique la stabilisation des digues.

Certains de ces objets techniques existaient et ont été parfois transformés (les digues, les semences de riz), d’autres n’existaient pas (les nouvelles vannes, les échelles permettant de mesurer la hauteur de l’eau dans les canaux, les carnets de reçu, les ordinateurs et le vidéoprojecteur de la CUP, les contrats de délégation de gestion, les statuts de la CUP). Certains acteurs existaient et ont pu voir leurs rôles évoluer (les acteurs publics, le Ministère de l’eau, les paysans), d’autres ont été créés au fil du processus (les aiguadiers, les élus de la CUP, son trésorier, le Ministère de l’eau). Avec la création du fonds de maintenance hydraulique, le Ministère des Finances est devenu un acteur du réseau. Depuis, différentes associations d’usagers se sont regroupées dans une fédération, un centre de service aux irrigants a été créé (AVSF, Cedac, Crose et al., 2012; Deligne, 2013), élargissant la gamme des acteurs et densifiant l’environnement institutionnel.

En cordonnant et en réalisant les travaux, en mettant en place des mécanismes d’apprentissage des règles de gestion de l’eau, en contribuant à la négociation des statuts de la CUP au niveau des villages et au niveau du Ministère, en permettant à la CUP d’apprendre à établir et suivre un budget, en contribuant à mettre en relation la CUP et les autorités politico-administratives et à trouver les façons d’intéresser ces dernières à la réussite de la CUP, en donnant des arguments à l’AFD dans sa négociation avec le Ministère de l’eau sur sa politique, l’équipe du projet a construit ce réseau socio-technique, lequel emprunte évidemment aux « concepts » initiaux, mais les a redéfinis ou les précisés au fur et à mesure des expérimentations et des négociations avec un nombre croissant d’acteurs. Ce sont les différentes étapes de réinterprétation et négociation du « projet » initial, pour le reformuler et le concrétiser dans des termes qui répondent aux intérêts des acteurs concernés, au fur et à mesure de l’évolution de ces acteurs (certains entrent dans le jeu, certains en sortent) et de l’expérimentation, qui justifie le terme de « traduction ».

La sociologie de la traduction (Callon, 1986; Akrich, Callon et Latour, 2006) cherche à rendre compte de la façon dont des réseaux socio-techniques se constituent et se stabilisent (ou non), à travers le travail actif d’entrepreneurs (le terme n’est pas d’eux) qui cherchent à intéresser d’autres acteurs à leur projet, à les enrôler dans le réseau en leur attribuant des rôles et des tâches tout en renégociant le projet pour le rendre compatible avec leurs intérêts, et ainsi à susciter des appuis et se protéger des menaces. Elle identifie trois étapes principales. A partir d’une idée, les acteurs porteurs d’un projet élaborent une « problématisation », c’est-à-dire une façon de poser un problème, d’identifier des acteurs qui sont censés y être confrontés et de montrer en quoi ces acteurs ont besoin de la solution proposée (et donc de l’intervention des entrepreneurs). Ici, les promoteurs du projet au sein de l’AFD ont cherché à convaincre leur institution que la politique de l’eau était un enjeu pour l’AFD au Cambodge, et le Ministère de l’eau que la dégradation des digues de Prey Nup menaçait la sécurité alimentaire de la zone, qu’une réhabilitation était nécessaire. Que pour être durable, une telle réhabilitation supposait une réorganisation institutionnelle, et qu’un transfert de gestion n’était est pas une remise en cause de l’Etat mais au contraire une condition pour qu’il puisse mettre en œuvre, à échelle significative, sa politique de réhabilitation de systèmes irrigués. Ces entrepreneurs ont cherché des façons « d’intéresser » les principaux acteurs dont la contribution est nécessaire à l’atteinte de leurs objectifs (des décideurs de l’AFD aux paysans des polders), en jouant un rôle d’intermédiation entre ces acteurs et leurs intérêts (affirmés ou supposés) et en définissant un cadre que l’on pense susceptible de les mobiliser. « L’intéressement est fondé sur une certaine interprétation de ce que sont et veulent les acteurs à enrôler et auxquels s’associer » (Callon, op.cit. : 188). Il s’appuie sur « des dispositifs d’intéressement », c’est-à-dire des façons de tenter de révéler ou susciter ces intérêts, à travers la façon de définir les objets de l’action, les responsabilités accordées, les modalités pratiques de l’intervention, etc.

A ce stade, on en est encore à un projet virtuel, sur le papier, dans un lien très ténu aux réalités de terrain et aux acteurs concernés. Les paysans ne sont pas présents, ils n’existent qu’à travers des « porte-paroles » dont on espère qu’ils les représentent bien : les experts qui ont fait l’étude socio-économique, leur rapport. C’est seulement si l’accord politique avec l’Etat cambodgien est confirmé, si le financement est obtenu, qu’un dispositif opérationnel pourra se mettre en place et qu’une équipe va engager des relations directes avec les acteurs locaux (parfois encore, à travers des porte-parole : autorités locales, responsables d’associations, comités ad hoc suscités par le projet, etc.). La façon de présenter le projet, d’informer les institutions et acteurs locaux, de mettre en œuvre les premières activités, seront autant de signes, pour les différentes parties prenantes, de la façon de l’équipe opérationnelle de s’inscrire dans l’espace local et dans l’espace administratif. Leurs réactions à ce qu’ils perçoivent du « projet », de ses objectifs, de ses façons d’agir, seront une première épreuve de la pertinence de la problématisation, et donc du projet. Contrairement aux visions misérabilistes, qui décrivent des populations soumises sans marges de manœuvre aux injonctions des projets, les acteurs locaux, comme toutes les parties prenantes, ont des capacités d’influence. Les services techniques, l’administration locale, peuvent négocier leur participation, jouer la collaboration, rester à l’écart. Les populations peuvent elles aussi négocier leur participation et ses conditions, en refusant de venir aux réunions, en tentant de peser sur les choix, en mettant en avant des problèmes ou des conditions ; des acteurs non prévus s’invitent parfois dans le jeu, d’autres en sortent ; le tout obligeant les équipes du projet à reformuler certains points des objectifs ou de la stratégie. Ainsi, à Prey Nup, le conflit sur les pirogues a permis aux pêcheurs, totalement oubliés dans la problématisation, d’entrer dans le jeu, et de négocier l’intégration au dispositif d’un nouvel objet, les passerelles à pirogues, et de le rendre ainsi compatible avec leurs intérêts.

Tout projet fait face à de nombreuses incertitudes de tous ordres. C’est seulement lorsque les entrepreneurs redéfinissent le projet en fonction de ce qu’ils découvrent qu’ils peuvent espérer dépasser les blocages et fédérer les intérêts. Lors de la confrontation au réel, les reformulations de la problématisation et les redéfinitions des stratégies sont plus ou moins importantes selon l’ampleur du décalage entre les acteurs identifiés (et les façons de les caractériser et de définir leurs intérêts) et les parties prenantes effectives, selon la nature des problèmes techniques rencontrés à la pratique (toujours plus importants que prévus…), la capacité des équipes du projet à les percevoir et à les traiter, et enfin selon le degré de mise en cause des engagements contractuels que cela impliquerait. A un certain stade, en effet, les ajustements dépassent les marges de manœuvre dont disposent (explicitement ou de fait) les équipes opérationnelles, et supposent une renégociation avec la tutelle et le bailleur de fonds et la tutelle publique. Les premières étapes de mise en œuvre d’un projet, avec la découverte par l’équipe du contexte et des acteurs, une reprise du diagnostic, la définition pratique de la stratégie, les premières actions, les premières réactions des différentes parties prenantes, constituent ainsi une mise à l’épreuve de la problématisation en même temps qu’une renégociation partielle du dispositif. « L’intéressement, s’il se réussit, confirme (plus ou moins complètement) la validité de la problématisation qui, dans le cas contraire, se trouve réfutée » (Callon, op. cit. : 188).

Lorsque l’épreuve a été surmontée, lorsque des façons de faire et des partages de responsabilités (sur la façon de suivre le niveau de la nappe d’eau et de gérer les vannes, sur les modes de calcul et de recouvrement des redevances, sur la maintenance, etc.) émergent par apprentissage (Korten, 2006), les contours du réseau socio-technique et les rôles en son sein se stabilisent. « L’enrôlement, c’est un intéressement réussi » (Callon, op. cit. : 189). « La problématisation initiale, qui avançait des hypothèses sur l’identité des différents acteurs, leurs relations et leurs objectifs, a laissé place au terme des étapes décrites à un réseau de liens contraignants. Mais le consensus et la mobilisation qui le rend possible peuvent être contestés à tout moment » (idem : 198-199). En effet, le réseau socio-technique demeure une construction fragile. Une partie des acteurs peut sortir du jeu, contester le dispositif ; de nouveaux acteurs peuvent chercher à y rentrer, et le déstabiliser. Des « non-humains » peuvent aussi arrêter de jouer le jeu, en tombant en panne…

Mettant l’accent sur les méconnaissances des réalités locales, ou sur les intentions cachées des institutions d’aide, une part importante des études anthropologiques sur les projets de développement passent ainsi à côté de facteurs importants pour comprendre la façon dont, en pratique, se construit et se négocie l’intervention, et donc pour comprendre son cheminement et ses résultats. Remontant dans l’histoire aux débuts de la conception, l’analyse fine des processus de suivre la façon dont le projet se « réalise » et se « déréalise » (pour reprendre les mots de Latour) au fur et à mesure de son histoire, dont les négociations et rapports de force entre acteurs dans l’ensemble du réseau, du conseil d’administration du bailleur jusqu’aux acteurs locaux affectés négativement, construisent finalement une trajectoire complexe et relativement indéterminée, rendue plus ou moins complexe et conflictuelle selon les choix initiaux (politiques, institutionnels etc.) et marquée par des sentiers de dépendance, mais qui ne peut être déduite mécaniquement de ces conditions initiales.

La sociologie de la traduction donne des clés d’analyse pour lire les processus de projets, mettant en avant des parties souvent cachées mais néanmoins essentielles du travail des praticiens du développement, pour tenter de négocier et de construire l’adhésion, de négocier le droit à agir, de reformuler et modifier les discours et les pratiques pour tenter de « faire tenir ensemble » le réseau socio-technique et d’imposer un cadre interprétatif légitimant l’action. La traduction est un processus avant d’être un résultat. Qu’ils aient « échoué » ou « réussi », qu’ils aient survécu à des crises ou non, tous les projets peuvent se lire comme des tentatives de construire des réseaux socio-techniques, où les résultats découlent du processus, autant que des choix initiaux (en termes d’objectifs, de montage institutionnel, etc.). Ceux-ci sont évidemment cruciaux : ils sont plus ou moins pertinents, ils favorisent ou non une convergence d’intérêts. Ils induisent des sentiers de dépendance, qui seront d’autant plus difficile à dépasser que le décalage est grand et que les procédures projets sont rigides. Mais le cas de Prey Nup montre que l’échec n’est pas toujours certain. « La réussite et l’échec doivent se traiter symétriquement », nous dit Latour, « si nous disons d’un projet réussi qu’il existait depuis le début parce qu’il était bien conçu et que le projet raté s’est cassé la figure parce qu’il était mal conçu, nous ne disons rien. Nous ne faisons que répéter les mots « réussite » et « échec » en plaçant la cause de l’un comme de l’autre au début du projet, à sa conception » (Latour, 1992 : 71-72).

Une approche processuelle a l’avantage à cet égard d’interroger dans les mêmes termes les projets qui « réussissent » et ceux qui « échouent », et de chercher à rendre compte de ces processus complexes de « réalisation » et « déréalisation », sans idéaliser l’autonomie et la liberté des acteurs, ni surestimer le poids des contraintes institutionnelles et de la culture développementiste. Mettre en évidence l’enjeu d’une telle communauté interprétative, et le travail des praticiens pour tenter de la construire et de la stabiliser, comme le fait Mosse (2005) permet de comprendre les décalages, très fréquents voire parfois radicaux, entre l’image et la réputation d’un projet, tels qu’ils sont construits et diffusés au sein d’un réseau d’acteurs de l’aide, l’image qu’il a pour d’autres acteurs en dehors de ce réseau, et la réalité de ses pratiques et de ses actions. Mais surtout, il met en avant le fait que rien ne garantit a priori que les différents acteurs ayant un point de vue légitime sur un même projet (tutelle, bailleurs, consultants, etc.) aient les mêmes clés de lecture, les mêmes discours sur un même projet, du fait de conceptions différentes, de logiques d’intérêts différentes. Le fait qu’un « projet » cache des « projets » différents (Singleton, 1990) ne vaut pas que pour les acteurs locaux. Questionner les pratiques de conception et de gestion de projets en termes d’intéressement et d’enrôlement permet de s’interroger sur ce qui permet une négociation des projets et un intéressement, au-delà de l’attrait du financement, et sur ce qui, dans les pratiques de l’aide, favorise ou au contraire rend problématique de tels intéressements, et leur institutionnalisation dans des rôles, des règles du jeu, des contrats.

Bibliographie

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[1] Cf. la controverse sur le projet Alizés Electrique : Matthieussent, Carlier et Lavigne Delville, 2005, Un projet d’électrification rurale en Mauritanie (1995-2000) : Alizés électrique : histoire et enjeux d’une tentative de construction d’un service durable, Études et travaux en ligne n° 6, Paris, Gret. ; Caratini, 2005, « Le «projet Alizés-Électrique» ou les paradoxes du rapport de développement », Autrepart, n° 35. ; Lavigne Delville, 2011, « Pour une anthropologie symétrique entre « développeurs » et « développés » », Cahiers d’études africaines, vol 202-203 n° 2-3..

[2] Sur le traitement de l’incertitude dans les projets de développement, cf. aussi Lavigne Delville, 2012, « Affronter l’incertitude ? Les projets de développement à contre-courant de la « révolution du management de projet » », Revue Tiers Monde, vol 2012/3 n° 211.

[3] Sur ce projet, cf. Kibler et Perroud, 2004 ; Le Meur et al, 2005 ; Lagandré, 2007 ; Guillemet, 2007 ; Mounier, 2008 ; Brun et Fontennelle, 2009.

[4] Une analyse semblable peut être faite sur des institutions de micro-finance, sur le raccordement des quartiers précaires de Port-au-Prince au réseau public d’eau potable en Haïti (Barrau et Frenoux, 2010, « Vers l’institutionnalisation d’une délégation communautaire ? Le cas de l’accès à l’eau potable dans les quartiers défavorisés de Port-au-Prince », Revue Tiers Monde, vol 203 n° 3.) ou sur des réseaux d’électrification décentralisée (Matthieussent, Carlier et Lavigne Delville, 2005, Un projet d’électrification rurale en Mauritanie (1995-2000) : Alizés électrique : histoire et enjeux d’une tentative de construction d’un service durable, Études et travaux en ligne n° 6, Paris, Gret.).

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